NAPOLEON
 

 

L'empereur est de retour dans une mégaproduction musicale entièrement made in Canada.

De l'autre côté des trois grandes fenêtres de la salle de répétitions "A" du théâtre Elgin, Toronto frissonne sous les rafales et le froid de janvier. Ici par contre, quatre étages au-dessus de la neige qui se déverse en tempête sur le centre de la ville, le Paris de 1795 prend vie parmi les épaves du théâtre en gestation: pupitres à musique et havresacs des comédiens, scénarios et bottes, chaises en plastique moulé et tasses à café vides, ordinateurs portatifs et chronomètres.

Dehors, les vents venus de l'Arctique chuchotent l'histoire d'un autre hiver d'il y a bien longtemps, celui qu'a connu la Russie quand Napoléon Bonaparte a livré sa lutte suprême. Cet homme qui a façonné l'Europe moderne, qui a remanié la France et ses institutions, qui a dépensé des millions de francs et mis fin à des milliers de vies, qui a aimé passionnément et perdu cruellement l'impératrice Joséphine fait l'objet d'une comédie musicale à grand spectacle créée par deux Canadiens, le parolier Andrew Sabiston et le compositeur Timothy Williams. L'empereur, qui patronna lui-même en son temps les dramaturges avec beaucoup de discernement, aurait très bien pu établir un parallèle entre cette pièce et son propre art du combat, composé en parties égales de préparatifs méticuleux, d'audace et d'instinct. Avec ses 32 chanteurs-comédiens, plus de 300 costumes, quelque trois heures de chant et 4,4 millions de dollars d'investissements misés sur une partition et un livret qui n'ont pas fait leurs preuves, Napoleon est une campagne aussi hasardeuse que toutes celles que la grande armée de l'empereur a entreprises pour conquérir l'Europe.

Je suis ici pour le troisième des quarante jours de répétition de la pièce. (La quarantième répétition sera la générale et aura lieu devant le public.) Dans les ateliers et les bureaux de la ville, dérobés aux regards curieux, les costumiers transforment des centaines de mètres de tissu, les peintres et les menuisiers créent une myriade de décors, les machinistes vérifient la trappe hydraulique de l'avant-scène, les caissiers peaufinent leurs stratégies de vente et les responsables du marketing étudient de près leurs campagnes publicitaires. C'est toutefois ici, dans cette espèce de hangar où l'on a posé une jolie gerbe de jonquilles sur le piano, que se prépare l'avenir de cette super-comédie musicale, encore informe et nébuleuse pour le moment.

Le premier point à l'ordre du jour d'aujourd'hui est une répétition de musique. Disposée en demi-cercle comme des musiciens d'orchestre autour du directeur musical et chef d'orchestre Donald Chan, la troupe de Napoleon essaie la nouvelle partition. Trente et une voix exercées produisent des sons singuliers, même la première fois qu'elles chantent en semble. Une bonne trentaine de pages de chansons remaniées et coupées arrivent dans la salle, toutes chaudes encore de la photocopieuse: la pauvre machine ne se repose jamais. La régisseure générale Aileen Wilson se fraie un chemin dans le fourré de pupitres à musique pour distribuer les partitions. John Wood, le metteur en scène, fait durer son café tout en arpentant la salle, pensif et (apparemment) impassible, un foulard rouge et blanc de fedayin autour du cou.

Wood, 55 ans, metteur en scène canadien de réputation internationale et ancien directeur artistique du théâtre de langue anglaise au Centre national des arts d'Ottawa, a dirigé la mise en scène de Henry V, tant acclamée au festival de Stratford en 1989. Il apprécie beaucoup que l'on ait accordé le temps nécessaire aux répétitions de Napoleon. "Dans le théâtre canadien, dit-il, nous avons toujours eu coutume de lésiner sur le processus des répétitions. Nous voulons tout pour hier, nous exigeons des merveilles dans des délais impossibles. Je crains bien que l'art ne s'accommode pas de ce traitement. Il est très difficile de mettre en scène une pièce historique, et celle-ci est tellement colossale sur le plan technique. C'est Henry V, plus de la musique. C'est une gigantesque épopée narrée en trois heures de chansons."

Wood a le spectacle gravé dans la tête. Si le directeur musical Chan s'enquiert auprès de lui de ce passage choral qui ne cesse d'évoluer et s'intitule Timor mortis, Wood lui répond aussitôt sans interrompre ses déambulations. "Je ne suis pas un spécialiste de Napoléon, dira-t-il plus tard. L'homme qu'était Napoléon me plaît, et c'est aussi le cas de Tim et d'Andrew, sinon ils n'auraient pas écrit la pièce, mais si j'étais vraiment un spécialiste, ce serait dangereux, car ce que je dois mettre en scène, c'est ce qu'ont écrit Tim et Andrew."

Napoleon est avant tout, et délibérément, un monde d'individus et d'émotions. "Servons-nous du comédien d'abord et ensuite du décor", dit le décorateur et dessinateur des costumes Patrick Clark, expliquant que telle était à l'origine sa volonté et celle de son metteur en scène, Wood. "Faisons réfléchir les spectateurs. John et moi sommes issus de la tradition du théâtre classique, dont le point de départ est une scène nue et vide." Clark a construit maquette après maquette les décors de la scène trapézoïdale, dessiné des dizaines et dizaines de modèles de costumes et d'accessoires pendant la période d'incubation qu'il a passée avec Wood.

Le résultat? Une scène qui se modifie par un mécanisme hydraulique pour devenir les Alpes françaises ou la butte de Waterloo, avec un ascenseur au centre de la scène "pour qu'on y planque les secrets", comme s'exprime l'assistant du metteur en scène William Malmo. Les décors de Clark sont d'une extrême simplicité. On fait descendre sur scène des panneaux pour évoquer les Tuileries, les cours royales, le château de Joséphine à la Malmaison, la cathédrale de Notre-Dame, le tout texturé et dans des teintes foncées pour tirer le maximum des effets imaginés par l'éclairagiste John Munro.

"Nous ne présentons pas des chefs-d'oeuvre de la scène style Masterpiece Theatre" explique Clark, en faisant remarquer qu'il s'agit de théâtraliser la vie et l'époque de Napoléon et de Joséphine et non de faire une biographie dramatisée. "Nous nous demandons sans cesse ce qu'auraient fait les artistes du temps. Socialement aussi, il nous a fallu songer que l'action se situait après la Terreur, alors qu'on pouvait faire à peu près n'importe quoi en fait de mode, de manières ou d'art, exactement comme Napoléon lui-même avait fait son apparition dans le vide, dans un monde neuf."

A l'instar de Clark, Aline Mowat -qui a travaillé avec Wood à Londres en 1988 et joue le rôle de Joséphine, première épouse de Napoléon et impératrice- s'est fait une idée de son personnage en lisant beaucoup les écrivains de l'époque. "Joséphine jouait au billard avant de rencontrer Napoléon, dit-elle, et fort habilement. Elle pariait aux jeunes officiers fortunés une nuit avec elle si elle perdait ou le paiement de sa plus grosse dette si elle gagnait. Elle n'a jamais perdu."

Mowat s'est mise à étudier fébrilement la période napoléonienne quand elle a obtenu le rôle. "Joséphine possédait plus de souliers qu'Imelda Marcos, elle adorait se pomponner, se ruinait chez sa couturière. Elle avait soif qu'on la regarde", dit-elle en riant. "Elle et Bonaparte ne se conduisaient pas toujours très bien, mais je donnerais ma vie pour recevoir les lettres d'amour qu'il lui a écrites, elles sont fantastiques! Quant à elle, elle était absolument charmante, une vraie étoile de théâtre. Elle raffolait de l'opéra, des soirées, des grands dîners, des hommes. Et du melon glacé, qu'elle dégustait tous les après-midis à trois heures."

Le comédien qui joue le rôle de celui qui lui payait ses chaussures et son melon, le Parisien Jérôme Pradon, qu'on a pu voir dans les productions des Misérables à Paris et de Miss Saigon à Londres, parle doucement. "Quelle audition difficile!", fait Pradon, 29 ans, au souvenir des deux jours d'essai qu'il a passés à Londres avec Mowat dans l'espoir d'obtenir le premier rôle. "Nous avons appris les duos le premier jour. Le deuxième a été consacré à un atelier." Cet atelier a été enregistré sur vidéocassette à l'intention des investisseurs et des producteurs de Toronto. "Ils ont été parfaits", fait Wood, le metteur en scène. "Aline et Jérôme étaient faits pour le rôle." Aujourd'hui, toutes les personnes présentes dans la salle de répétitions peuvent admirer les miracles de la distribution: un courant magique passe entre Mowat et Pradon, et tout le monde applaudit leur premier duo.

Échevelé, Pradon, qui offre une ressemblance marquée avec Napoléon jeune, est énigmatique et timide hors de scène. Cependent, il est combatif dès qu'il se met à chanter d'une voix électrisante. Se qualifiant d'acteur aimant à chanter, il déclare: dire vrai, je suis tombé amoureux des comédies musicales. C'est une sensation étonnante que de jouer tout en chantant."

La répétition continue après la pause-café (les sujets de conversation favoris de ces bohèmes venus des quatre coins du Canada semblent être les appartements à louer, les lignes de métro et les parcours d'autobus). Assis à une table, le compositeur Williams et le parolier Sabiston écoutent tout en remaniant la partition. À leur gauche a pris place la directrice générale de la scène, Janine Ralph, qu'on a déjà vue elle aussi au festival de Stratford. C'est une femme à l'esprit pratique qui parle avec un accent britannique, prend des notes et se fait du mauvais sang pour la livraison des accessoires en construction. Janine a adopté Napoleon. Efficace et vive, elle pense à trois choses à la fois.

"Je transporte des montagnes, de papier d'une table à une autre", dit-elle en prenant note de la durée d'une chanson qu'on répète, en cherchant à cacher dans les coulisses un accessoire du premier acte et en veillant au respect de l'horaire. "Les aspects logistiques de la mise en scène d'un spectacle, fait remarquer la productrice Marlene Smith, et non d'une franchise comme Cats ou Le Fantôme de l'Opéra, sont renversants." Elle sait de quoi elle parle: n'a-t-elle pas été une de trois coproducteurs de la réalisation torontoise de Cats, première comédie musicale à grand déploiement où l'équipe de production et la distribution étaient entièrement canadiennes? "Même si Cats a franchi le mur du Canada, tout nous tombait quand même tout rôti dans le bec. Avec Napoleon, nous partions de zéro; la conception, le son, l'éclairage, la régie, tout était assuré par des Canadiens au sommet de leur carrière. Non que je sois une héroïne, ajoute Smith, mais ces gens étaient prêts pour une production de calibre mondial, et personne ne leur en donnait la chance."

Si Wood, le metteur en scène, et Clark, le décorateur -qui ont passé presque toute une année à se représenter le travail de scène et les décors- ont puisé dans leur imagination collective un projet praticable de spectacle, ce demier reste un territoire inexploré pour les acteurs. Le membre de l'ensemble Allison Grant, qui s'est déjà produite dans Cats et à Stratford, s'estime heureuse. "Dans les autres grandes productions, celles qui sont importées en franchise, les gros bonnets de New York interviennent, et leur attitude envers les artistes qui recréent des rôles déjà tenus 10 ou 12 fois est tout à fait différente. C'est du McThéâtre."

Il y a 12 ans que Williams et Sabiston collaborent sous une forme ou l'autre à Napoleon, à tel point que l'histoire est en passe de devenir une légende dans l'industrie canadienne du spectacle. Ils ont écrit ensemble le "livre" (le synopsis), mais c'est Sabiston qui s'est chargé des paroles des chansons. Ils ont noué des relations de travail qu'aucune rivalité d'amour-propre ne vient gâcher. "Nous faisons grande confiance au jugement l'un de l'autre", dit Williams, qui s'intéresse beaucoup à l'opéra et à la musique de film. "Ça explique tout. Si Andrew a des ennuis, je sais que je dois en tenir compte. C'est un gros projet que nous avons entrepris de porter à la scène, et non une simple histoire d'amour. Maintenant que nous nous y sommes attaqués, nous comprenons pourquoi d'autres ne l'ont pas fait. Le sujet est si riche: la comédie, le pouvoir, la politique, la guerre. C'est une grosse commande! Pour ne rien dire des 4,5 millions de dollars à recueillir en pleine récession."

Napoleon a été appuyé financièrement par David M. Ekmekjian, associé et directeur de la société de placement torontoise Sanwa McCarthy Securities Ltd., de concert avec Smith et son associé de longue date, Ernie Rubinstein. "Je voulais le faire, et en faire partie", dit Ekmekjian. Il ne s'est toutefois agi de guère plus que d'une affaire. "Je n'ai pas été pris par les sentiments, se souvient -il, même si je dois reconnaître qu'une répétition, réduite à l'essentiel avec pour tout instrument le piano, a réussi à me faire monter les larmes aux yeux. J'ai écouté la musique et passé du temps avec Sabiston et Williams: on doit connaître son prodduit."

Ekmekjian et Marlene Smith se connaissaient depuis 24 ans et ils savaient où aller trouver des investisseurs. "Il y a parmi eux des clients, des amis, des gens du théâtre, ceux qui ont investi dans Cats. La composition du groupe est difficile à définir précisément, explique Ekmekjian. Il nous fallait 3,5 millions pour réaliser les valeurs de production que le projet exigeait, nous le savions. Sinon, nous ne nous lancions pas. C'était aussi simple que cela." Avec un minimum de trois unités de 25 000$ par investisseur (il y en a 24), les fonds attendus étaient rentrés à la fin de novembre 1993. "L'année 1993 avait été bonne pour beaucoup d'investisseurs", déclare Ekmekjian. Si chaque dollar placé dans le spectacle rapporte 0,50 $ en radiation, le projet "ne constitue pas en soi un échappatoire fiscal. C'est un report, un placement ouvrant droit à une aide fiscale, pas un refuge". Le spectacle lui-même appartient aux investisseurs et tous les revenus, tous les biens à la société en commandite. Après récupération des investissements, les bénéfices sont partagés également entre les associés gérants et les associés passifs."Quel luxe que de pouvoir se permettre d'agir de la sorte", dit Sabiston à propos de la longue période de répétitions. Un luxe que lui et Williams ont contribué à financer: ils sont coproducteurs de Napoleon autant que créateurs. "Nous nous sommes dit que nous pouvions mettre un peu d'argent sur la table", fait modestement Sabiston, et contrairement à ce qu'on attend d'artistes, ils ont réussi à le faire. Ils sont des associés gérants de The First Napoleon Company, avec Smith et Rubenstein. "Ils ont beaucoup d'amis, dit Smith. Qui d'autre qu'eux aurait pu persuader des gens de financer leur comédie musicale, pensez-vous? Mais jamais personne n'a douté que le projet se concrétiserait. Ces deux-là sont tellement déterminés." Du matin au soir, ils ne cessent de créer. Ensuite, jusqu'aux petites heures, en compagnie de Smith, ils essaient de régler les problèmes d'argent, et notamment leurs propres finances, réduites à la portion congrue depuis des années qu'ils risquent leur carrière pour Napoleon. "J'ai misé toutes mes économies là dessus et j'ai beaucoup de dettes, reconnaît Williams." "Visa nous harcèle", ajoute Sabiston en riant.

Si l'on veut parler chiffres, disons que le prix moyen des billets sera de 65$, qu'il y aura six mois de représentations au théâtre Elgin, qui peut accueillir 1 500 personnes, à raison de huit spectacles hebdomadaires, que les frais d'exploitation -salaire de 32 comédiens et de 25 musiciens, plus la régie, l'équipe et la location de la salle- atteignent environ 285 000 $ par semaine et que l'espoir de débuter à Londres se profile à l'horizon. Il faudra vendre 60% des places juste pour s'y retrouver. Quelles sont les chances de voir leurs espoirs se réaliser? "Napoleon me donne nettement la même impression que Cats, dit Smith. Les ventes aux groupes ont été fabuleuses et l'on a parlé beaucoup de la partition", ajoute-t-il, dans l'espoir peut être de donner plus de force aux rumeurs. (Deux artistes, Dan Hill et Stig Rosen, ont déjà enregistré des extraits de Napoleon.) Sont-ils en mesure de faire rentrer leurs investisseurs dans leurs fonds? Seuls les spectateurs nous le diront et, à un peu plus d'un mois de l'ouverture, il est toujours impossible de le savoir. "Les clients isolés achètent à la dernière minute, dit Smith, et la récession n'a fait qu'empirer les choses."

La salle de répétition de l'Elgin est maintenant sillonnée en tous sens de traces d'espadrilles: les acteurs arrivent de déjeuner. Wood barre le passage à l'un d'eux pour lui faire répéter une séquence compliquée, qui doit fouetter les attentes des spectateurs et débouche sur une exécution. Quand Madame Guillotine a tranché la tête de sa victime, Wood intensifie le caractère dramatique en exigeant une plus longue pause avant que la lame ne tombe. "Une excellente scène, dit-il. Beaucoup de création." Le comédien Eric Donkin murmure: "C'est formidable..." Parmi l'assistance, d'autres acteurs échangent des blagues à voix basse en roulant les yeux.

Tel que Williams et Sabiston l'ont porté à la scène, le péché capital de l'empereur fut une ambition nourrie par l'amour de plus en plus passionné du risque et une âpreté au gain de plus en plus vive, ambition qui devait l'emporter sur les instincts civilisateurs de l'homme, lui coûter la France et Joséphine, la femme de sa vie. Napoleon sera pesé sur la même balance et jugé en fonction du dicton favori de l'empereur: la carrière est ouverte aux talents.

 

par Brendan Howley
01/04/1994

En Route

Brendan Howley habite à Stratford (Ont.). Il a publié plusieurs articles dans enRoute. Il en a écrit dernièrement sur Attawapiskat et Cracovie

Traduction de l'Anglais par Brendan Howley