QUAND LE THEATRE CHANTE...
 

 

JAMAIS Paris n'avait comme ces jours-ci affiché son goût pour la comédie musicale. Les Misérables, succès mondial du moment, entièrement recréés à Mogador ; Peter Pan, spectacle imaginé au début des années 50 par Jerome Robbins sur la scène du Casino de Paris ; Marilyn Montreuil, de Diane Tell et Savary, au Théâtre national de Chaillot ; bientôt West Side Story au Châtelet ; Lambert Wilson en tournée avec un spectacle chanté, pot-pourri des plus grands auteurs américains et européens ; sur les rayons des disquaires, un album, consacré à la vie de George Sand, chanté par quelques bons interprètes du moment réunis par Catherine Lara, qui cherche ses producteurs pour se donner en spectacle. Le théâtre hexagonal est en état de musique.

Une fois encore, l'essentiel de la leçon nous est donné par Londres et Broadway. Cela fait belle lurette, plus de soixante-dix ans, que les Anglo-Saxons règnent en maître sur un genre qu'on disait inadapté à la France, nostalgique d'Offenbach et de Messager. Il y a trois ans, on fêtait le centenaire de la naissance d'Irving Berlin, qui allait mourir l'année suivante. Cette année, Broadway fête le centième anniversaire de la naissance de Cole Porter. Tous deux, compositeurs de l'âge d'or de la comédie musicale, ont, les premiers, suivi le conseil de l'un des pères fondateurs du genre, Charles Harris : "Quand vous écrivez une chanson, ayez toujours à l'esprit que c'est de la masse, du public sans culture musicale que vous attendez la reconnaissance. Pour ce faire, ne leur proposez rien qui, dans les textes comme sur la partition, ne s'adresse directement à leur oreille." Cette leçon devait préalablement être parfaitement apprise pour être balayée par la révolution stylistique du siècle : dans l'écriture d'une comédie musicale, une chanson n'existe jamais par elle-même ; mais, moyen de raconter une histoire, elle doit s'adresser à l'oreille, certes -plus court chemin vers le coeur- mais aussi à l'intelligence. Ainsi allaient naître au théâtre entre les deux guerres Jerome Kern, George et Ira Gershwin, Oscar Hammerstein II, suivis après guerre par l'un des maîtres actuels du genre, Stephen Sondheim, jusqu'à l'inattendu duo français Schönberg-Boublil dont les Misérables triomphent aujourd'hui. Un triomphe qui ne doit rien au hasard, mais beaucoup au talent de la bête noire de Broadway, le deus ex machina de la comédie musicale, l'Ecossais (horreur..., dit-on sur la 42 Rue) Cameron Mackintosh. En vingt ans, il est devenu le producteur le plus important de ce monde totalement singulier.

Les Misérables sont l'une des deux cents productions réalisées à ce jour par cet homme pourtant très jeune -il a aujourd'hui quarante-cinq ans. Entré en théâtre au poste de balayeur au milieu des années 60, Cameron Mackintosh est le producteur des comédies musicales les plus jouées- et les plus applaudies: The Phantom of the Opera, Cats, les Miz et Miss Saigon... Homme à tout faire de ses spectacles, il rend Broadway crazy de jalousie.

Ne dites pas à vos amis que vous allez interviewer le producteur des Misérables, car tous vous demanderont de lui poser la seule question qu'il ne supporte plus : "Vous devez avoir gagné beaucoup d'argent ?" On se moque de son âge, de son courage, de son talent, de son passé, et on se dit qu'un homme dont quarante productions sont à l'affiche en même temps cette année, dans le monde entier, ne doit plus savoir que faire de son argent, et, plus grave, de son temps et de sa vie.

C'est pourtant un homme totalement disponible, que l'on rencontre à Paris, dans son bureau ouvert sur une rue chic de la capitale, la veille de la générale des Miz, à Mogador. Poignée de main engageante, regard droit, parole facile. Tout, autour, s'agite. Pas lui. Confiance totale en son équipe, en ses spectacles, en son étoile.

"Quand j'ai commencé, j'avais seulement huit ans. On m'a emmené à une matinée d'une comédie musicale de Julian Slade appelée Salad Days. C'est à ce moment précis que j'ai décidé de devenir producteur de comédies musicales quand je serais grand. Plus tard, je me suis toujours arrangé pour voir le maximum de spectacles. J'achetais tous les journaux, tous les magazines ayant trait au théâtre. Je lisais tout, j'étais un véritable drogué des planches."

Cameron Mackintosh a quitté l'école à dix-huit ans et passé un an dans une école d'art dramatique de Londres. "Il a fallu que je la quitte pour trouver du boulot. Comme j'avais tanné tous mes proches en leur disant que je serais producteur, il fallait que je trouve un boulot dans un théâtre. J'ai donc été embauché comme balayeur au Royal Theatre, sur Drury Lane, à Londres. En 1965." C'est au Royal Theatre, vingt ans plus tard, que seront créés les Miz.

Peu à peu, il est devenu chef de plateau, puis acteur, pendant un an, dans Oliver, lors d'une tournée anglaise. "Plus tard, je suis devenu stage manager de deux autres spectacles, fait des rencontres qui m'ont permis d'entrer dans le monde de la direction des théâtres."

"Je n'avais pas d'argent, ma famille n'avait pas d'argent. Mais, quand j'ai commencé, il était possible de produire une pièce pour 2 500 francs... Mes partenaires et moi trouvions des petites sommes çà et là. Avant les ordinateurs, il était beaucoup plus facile d'obtenir du crédit." Un de ses amis, directeur et acteur d'une compagnie indépendante, lui apprend "beaucoup de bonnes et de mauvaises choses". "Mais il m'a surtout appris à survivre." A vingt et un ans, Mackintosh produit sa première comédie musicale à Londres: Cole Porter's Anything Goes. Une catastrophe. Arrêt au bout de deux semaines. Il fait très vite une autre pièce avec l'aide d'un copain boulanger qui lui donne 10 000 francs, adaptation scénique du feuilleton Mrs Dale's Diary qui durait depuis vingt-cinq ans à la radio britannique et que tout le monde connaissait. Désastre encore plus grand. Personne ne l'a vu. Mackintosh accumule les dettes.

"Ma banque, qui savait que j'étais complètement raide, sur le point d'être radié du Syndicat des producteurs, m'a donné 5 000 francs pour payer les acteurs et la chance de me refaire. J'ai arrêté la production pendant dix-huit mois et suis devenu responsable de la promotion de Hair, au début des années 70, pour la tournée britannique." Mackintosh fait ses adieux à la troupe de Hair qui l'adorait dans la fameuse scène de nu de la fin du premier acte avant de retrouver son métier d'élection. Il produit des pièces d'Alan Ayckbourn, Simon Gray, à Londres et en tournée, et trouve comme ça les moyens de vivre à nouveau, "chichement, mais normalement". En 1972, il produit sa première comédie musicale à Londres, Trelawney, qui connaît un succès respectable pendant neuf mois. En 1973 vient The Card, une autre comédie musicale, qui a moins de succès. Il a décidé de la faire réécrire et de la remonter en novembre 1992 dans le West End.

Pour gagner un peu d'argent, il produit la reprise et la tournée de Godspell pendant cinq ans au moins. "Jusqu'à 1980, j'ai eu un appartement à 5 livres la semaine. J'ai toujours su qu'on pouvait survivre avec 100 livres par semaine et un téléphone. Si j'avais eu plusde besoins, je me serais certainement ruiné. Toutes les dettes du passé me poursuivaient."

Mais, en 1976, premier réel succès : Side by Side de Sondheim, un pot-pourri de toutes les plus grandes chansons de l'auteur-compositeur le plus inventif de Broadway. Succès dans le monde entier. "La production avait coûté 60 000 francs et a fait des millions de profits. J'ai enfin pu payer la plupart de mes dettes. A partir de là, les gens ont commencé à croire que je serai un producteur qui dure. J'ai fait ensuite le revival d'Oliver, en 1977, un succès énorme. Avec lui, l'Art Council de Grande-Bretagne m'a demandé de faire une tournée pour faire revivre les théâtres de deux mille cinq cents places dans les villes de province. Pendant quatre ans, Oliver, My Fair Lady et Oklahoma ! -tous trois entièrement recréés- ont connu un succès immense."

A ce moment de son histoire, il reçoit l'appel d'Andrew Lloyd Webber. Il avait besoin d'un producteur. Très vite, ils deviennent amis. Webber est l'auteur de Jesus Christ Superstar et Evita. Tous les deux sont des obsédés de la comédie musicale. D'un seul déjeuner, en janvier 1980, naissent Cats, des chansons et des chorégraphies et aussi Phantom of the Opera. Cats est le catalyseur de la carrière de Cameron Mackintosh. "Tout le monde l'avait refusé. Quand Andrew me l'a proposé, ce n'était pas un spectacle, juste quelques très beaux poèmes et quelques très belles musiques. Je lui ai fait rencontrer Trevor Nunn, dont j'avais aimé de nombreuses mises en scène à la Royal Shakespeare Company (RSC). On a eu de terribles difficultés à trouver de l'argent pour une comédie présentant des chats disant des poèmes sous la direction d'un homme de la RSC : cela ressemblait sur le papier à la plus prétentieuse soirée de théâtre jamais imaginée. C'est devenu un triomphe."

Plus de dettes chez Mackintosh. Aujourd'hui, il reconnaît qu'il gagne "des millions et des millions et des millions de dollars chaque semaine". "J'ai quarante productions en ce moment à l'affiche dans le monde, dit-il. Par exemple, Miss Saigon, la deuxième comédie musicale de Schönberg et Boublil à l'affiche à Londres, rapporte 300 000 livres par semaine au box-office et coûte 200 000 livres..." Selon un tableau récemment publié par le Times, sa société valait environ 65 millions de francs en 1990. Par-dessus tout, le succès de Cats lui a donné les moyens de s'attaquer aux Misérables, qu'il avait découverts en 1982 par l'album original. Il consacre trois années entières au montage du spectacle. "La qualité première d'un producteur de comédie musicale est sa capacité à trouver un argument de départ, à travailler avec les auteurs et à leur amener les meilleurs collaborateurs possibles afin que leur inspiration trouve sur la scène la meilleure traduction."

Mackintosh reçoit deux cents projets de comédies musicales chaque année, au moins. Il dit les écouter tous. A la lecture d'une page ou deux, à l'écoute d'un air ou deux, il dit qu'il sait si ça vaut le coup de continuer à lire ou à écouter, ou pas. "Il y a très peu de gens qui sont capables d'écrire une comédie musicale. La force de quelqu'un comme Claude-Michel Schönberg, qui venait du monde de la variété, est qu'il écrit une musique essentiellement théâtrale, il peint des images. La musique des Misérables a autant de succès parce qu'elle véhicule l'émotion du livre de Hugo. La chose la plus importante dans une comédie musicale est ses racines profondes dans la théâtralité. Les grands airs ne font pas les grands succès. Dans le monde entier, il n'y a qu'une douzaine d'équipes qui ont reçu le don d'écrire une comédie musicale." Avec l'aide de l'université et de la municipalité d'Oxford, Cameron Mackintosh a construit, dans le cadre de sa fondation, un studio-théâtre au collège Sainte-Catherine, où il est professeur de théâtre musical contemporain. Pour la première année de cours, Stephen Sondheim a été professeur invité ; cette année, c'est Ian McCullan, et l'année prochaine, Alan Ayckbourn.

Dans ce théâtre, cinq comédies musicales ont été présentées depuis le début de cette année. Le prochain spectacle que Mackintosh produira à Londres, Moby Dick, a été essayé à Oxford. "Il est écrit par de nouveaux venus. Les seules personnalités connues avec lesquelles j'ai travaillé sont Stephen Sondheim et Andrew Lloyd Webber. Toutes les autres comédies musicales originales que j'ai faites étaient signées par des gens dont c'était le premier travail."

Cameron Mackintosh intervient totalement dans le travail des auteurs. Après The Card, Trelawney, toutes les tournées, il était sûr de son goût pour le genre. "Mais je ne comprenais pas encore à fond la construction d'une comédie musicale. Le rythme d'une comédie musicale est quelque chose qui ne change jamais. Il faut comprendre cela pour, plus tard, pouvoir casser les lois et faire un pas avant. Les trois spectacles de mes "débuts" -Oliver, My Fair Lady et Oklahoma !- étaient les meilleurs, des monuments de construction de la comédie musicale. J'ai tout appris avec eux."

Dans tous ses spectacles, Cameron Mackintosh pioche, creuse, élague, déplace... "Je n'ai pas toujours raison. Quelquefois je dis que ça ou ça est mauvais : j'ai tort. Ce n'est pas le passage que j'incrimine qui est mauvais, mais quelque chose d'autre, juste avant ou juste après, qui empêche l'intention première de se réaliser. Je suis ce qu'on pourrait appeler la mouche du coche." Cela vaut aussi pour le plateau, dont Mackintosh ne s'éloigne jamais longtemps. Et où il porte une attention particulière aux décors. Si on lui dit que ceux des Misérables sont d'une facture très classique, il s'insurge : "Dans tous mes spectacles, ils conduisent l'action et sont aussi importants que la baguette du chef d'orchestre. Je peux vous garantir qu'ils seront toujours efficaces dans cinquante ans. Mes décors ne sont pas à la mode. Certes, ils ne ressemblent pas à une galerie d'art contemporain. Mais les grands décors, comme les grandes orchestrations, doivent durer toujours." La version française des "Miz", entièrement revue par l'équipe de la création à tous les postes, est la version définitive dont le producteur avait rêvé. Elle sera la base du script du film, dont le tournage devrait commencer en février prochain sous la direction de Bruce Beresford (budget : 50 millions de dollars). "Si les Miz" sont la comédie musicale en passe d'être la plus populaire de tous les temps -je crois désormais qu'ils vont dépasser My Fair Lady- c'est parce que la poésie, l'humanisme de Hugo sont toujours aussi forts et concernent tout le monde. Mais c'est aussi parce que le travail de l'équipe a continué, parce que partout dans le monde nous avons présenté la meilleure version possible au plus haut niveau d'exigence. Je veux que, sept jours sur sept, le spectacle soit le meilleur possible."

Il n'y a pas un théâtre où les "Miz" ne sont pas salués par une standing ovation. Comme Cats, les "Miz" ont été en Grande-Bretagne un formidable moteur de développement des talents particuliers que demande la comédie musicale. "Mon souhait le plus cher est qu'il en aille de même en France", dit l'Ecossais, qui ne voit pas là s'ouvrir un marché nouveau, mais s'élargir la scène d'un genre pour lequel il a donné sa vie.

  SCHMITT OLIVIER, MACKINTOSH CAMERON
LE MONDE
31 Octobre 1991