VICTOR RENTRE A LA MAISON
 

 

Six ans après sa création à Londres, vingt et un millions de spectateurs plus tard la comédie musicale de Schönberg et Boublil triomphe à Paris

Victor Hugo, après six années de séduction planétaire, est rentré à la maison. Les Misérables, musique de Claude-Michel Schönberg, livret d'Alain Boublil, créés à Londres le 8 octobre 1985, puis deux ans plus tard à Broadway, sont présentés à Mogador, en français dans le texte, jusqu'à épuisement de la ferveur des spectateurs. D'ores et déjà, on peut dire que les Misérables sont en passe de séduire le public français réputé rétif au genre-roi du West End de Londres et de Broadway, la comédie musicale. Mardi soir, dans une salle qui comptait très peu d'invités, le public s'est levé d'enthousiasme, dès le premier rappel, pour une ovation debout.

Pour la première fois, le public de la capitale a pu assister à la véritable re-création d'une comédie musicale et non à l'escale, au milieu d'une tournée mondiale, d'une sixième distribution au service d'un spectacle vieilli, sinon abandonné depuis longtemps par ceux qui l'avaient engendré. Tout a été revu pour la présentation parisienne. Les metteurs en scène de la création, John Caird et Trevor Nunn (de la Royal Shakespeare Company, coproductrice en 1985) ont supervisé la version de Mogador dirigée par Ken Caswell ; on retrouve dans la fosse autant de musiciens qu'à Londres (plus de vingt) ; les décors, construits dans la capitale anglaise à l'identique, sont neufs ; le producteur Cameron Mackintosh, qui est associé ici avec René Cleitman, président d'Hachette Premiére (Cyrano, le film) a suivi au plus près le montage du spectacle.

Un casting impitoyable a commencé il y a un an afin de confier tous les rôles à des chanteurs-acteurs, et quelquefois danseurs, qui ont dû longuement répéter. Il fallait impérativement retrouver les rythmes et les automatismes de la production originale (l'un des secrets de son succès, ici comme dans les soixante-huit villes du monde, de New-York à Tokyo, qui l'ont déjà reçue).

Sur les huit rôles principaux, cinq sont revenus à des Français : Patrick Rocca (Javert), qui partage son temps entre opérette et opéra, Jérôme Pradon (Marius), acteur qui vient de sortir un premier 45 tours, Laurent Gendron (Thénardier), acteur, Marie-France Roussel (la Thénardier), actrice et chanteuse (la Révolution française et les Misérables, première version Hossein), et Marie Zamora, chanteuse formée à l'opérette (Cosette). Le Canadien Robert Marien reprend le rôle de Jean Valjean qu'il avait créé à Montréal, en anglais et en français ; l'Américaine Stéphanie Martin reprend, elle, le rôle d'Eponine, et la Canadienne Louise Pitre, celui de Fantine.

DRAME LYRIQUE

Il faut un certain courage pour se lancer dans "les Miz". Trois heures dix minutes de musique et de chansons. Seule une poignée de répliques n'est pas chantée. La partition file bon train, train d'enfer même, tant est noire la misére des pauvres gens de la France du siècle passé et rouge leur colère, rouge leur espoir, rouge leur drapeau. Plutôt que de comédie musicale, il faudrait parler de "drame lyrique", aux pièges vocaux incessants, à l'exaltation quasi permanente. Volontiers expressionniste, très spectaculaire, le travail de Schönberg a la vertu première de ne ressembler qu'à lui-même, ce qui est une prouesse dans un genre oô l'on retrouve souvent, d'oeuvre en oeuvre, les mêmes harmonies, les mêmes sonorités, héritées de Weill, aseptisé, de Gershwin, affadi, ou du jazz, blanchi. Schönberg se balade librement dans sa propre variété, cite ses classiques sans ostentation (Brahms, Berlioz, merci) et construit son "récit" clairement et joliment.

Pour la leçon morale et politique : trompettes, cors, claviers percutants, tire-pousse des violons et batterie à l'unisson ; pour l'amour et ses tourments : violons, violoncelles et clarinette ; pour Javert, le policier torturé et torturant : contrebasses et trombone basse ; pour Jean Valjean, Cosette et sa mère infortunée, Fantine : lire la rubrique "amour" et ajouter hautbois ; pour l'innocence combative de Gavroche : triangle, petite flûte et une once de clarinette dans les graves -souvenons-nous qu'il mourra sur les barricades ; pour l'innocence maladive de Cosette enfant : un violon, deux guitares et un xylophone ; pour les Thénardiers et l'auberge de Montfermeil, consulter les dictionnaires à la page musette. C'est simple, enfin relativement, et souvent beau. Ce systématisme ordonne les thèmes récurrents, facilitant la compréhension du récit et suscitant souvent une réelle émotion.

Même "simplicité" côté théâtre. Sur une tournette, très Châtelet époque Lopez, virevoltent décors et interprètes. Quelquefois juste une chaise, souvent des éléments construits aux proportions imposantes qui apparaissent et disparaissent à la vitesse du son. La seule concession à la "modernité" est dans les cintres : lumières irréprochables. La mise en scène joue le réalisme et l'efficacité. Comme le livret de Boublil, habile et claire restitution des mille pages hugoliennes. Gestes démonstratifs, expressions rudimentaires, chorégraphies asservies à l'action et à son développement.

A ce jeu de l'immédiateté radicale, la distribution s'est pliée avec une remarquable et louable discipline. Personne ne traîne. Et les petits Français, en tout cas dans les principaux rôles, se sortent bien des difficultés de marier chant et mouvement. En vedette pourtant, le Jean Valjean canadien de Robert Marien et l'Eponine américaine de Stéphanie Martin. Tous deux ont l'épaisseur, la gravité, la générosité des personnages et les qualités vocales qu'ils exigent. "Notre" Patrick Rocca donne à Javert une dimension lyrique, et donc poétique, qu'il n'avait pas outre-Manche. Il détonne un peu dans la troupe par ses accents "répertoire français" et son méchant policier en est plus intéressant encore.

Voici, indéniablement, une comédie musicale de qualité, authentiquement populaire, jamais démagogique, imaginée -c'est un précédent- par un duo français dont on aimerait qu'il fasse école. Il était de bon ton de penser que la langue anglaise avait acclimaté Victor Hugo au genre. La preuve est aujourd'hui donnée : les Misérables ont bien fait de revenir chez eux.

  SCHMITT OLIVIER
LE MONDE
25 Octobre 1991